L’étude méthodique des tapis d’Orient a commencé pendant la seconde moitié du XIX siècle. C’est à peu prés à cette époque qu’ont été éditées les premières publications sur les tissages a haute laine d’Asie Centrale. Leurs auteurs étaient des collectionneurs, des amateurs et des historiens de l’Art. La fin du XIXe et le début du Xxe siècle ont vu la parution des ouvrages de Bogolioubov, Felkerzman, Doudine et Seminov qui garde leur intérêt de nos jours. Ils ont Trace les voies de l’étude et de la classification du matériau complexe que constituent les tapis d’Asie Centrale. Les travaux d’une spécialiste soviétique de grands talents, Mochkova, ont permis de faire un très grand pas en avant tout en réalisant une synthèse de ce qui avait été écrit pendant près de cent ans. Ses livres les « Gul » tribaux sur les tapis turkmènes et tapis des peuples d’Asie Centrale restent des ouvrages de base et contiennent des données extrêmement précieuses.
En Europe occidentale, c’est vers 1960-1970 qu’on a commencé à s’intéresser sérieusement aux tapis d’Asie Centrale. Cet intérêt ne cesse de s’accroitre de même qu’augmente le nombre des amateur de ce genre d’art. Les raisons de ce gout de tissage a haute laine d’Asie Centrale sont leur beauté et leur haute niveau technique, le fait qu’ils sont encore peu étudiés, et dans une certaine mesure, leur caractère authentiquement populaire qui fait découvrir aux chercheurs l’histoire de leurs créateurs. Un connaisseur peut déterminer par qui est quand un tapis a ete execute. Il sait si celui-ci a ete confectionne pour un usage personnel ou pour la vente, combien d’artisans ont participé à sa fabrication etc. Mais tout est encore loin d’être clair. On possède peu de critique de datation et l’aspect extérieur des tapis anciens d'ouzbékistan ainsi que le degré d’influence mutuelle exercée sur le tissage des tapis par différents peuples et tribus n’ont été que peu analysés. C’est pourquoi les spécialistes ne cessent de se tourner vers ces tapis d’Asie Centrale, cherchant des exemplaires inconnus et des analogues. Ainsi peu à peu les tapis dévoilent Leyr secrets et racontent l’histoire des peuples d’Asie Centrale qui les ont crées.
Le territoire de l’Asie Centrale et son milieu nomade ont été vraisemblablement un des centres d’apparition ou d’assimilation du tissage des tapis à point noué. Les conditions climatiques et les particularités du mode de vie nomade ont ici joué un grand rôle. Pendant la saison d’hiver, la yourte, habitation du nomade, devait être isole du froid. Étant donne l’abondance de laine dans une économie d’éleveurs nomades, on utilisait tout naturellement pour cela du feutre et des tapis. En Asie Centrale et au Kazakhistan, le foulage du feutre et le tissage des tapis kilim étaient largement répandus. L’aire de l’application de la technique du tapis n'a point noué est beaucoup moins étendue. Au XIXe siècle, c’était la côte sud-est de la mer Caspienne, les contreforts montagneux du Kopet-Dag, les vallées de l’Atrek, du Soumbar, du Tedjen, du Mourgab et de l’Amou Daria, peuplées par les Turkmènes. Le tissage à haute laine existait aussi chez les Ouzbek des régions de Boukhara, Samarcande, ainsi que dans des groupes isolés de Kazakhs, Kirghizes, Karakalpaks et Beloudji peuplant les sables des Kyzil-Koum, les contreforts du Pamir, de la région de Samarcande, la vallée du Ferghana et du Ghissar, ainsi que les cours inférieurs de fleuve Syrdaria.
La production de tapis n’est pas apparue simultanément ches tous ces peuples, car le niveau de développement n’était pas le même partout. On suppose que ce sont les Turkmènes qui, les premiers, ont commencé à nouer des tapis, héritant des traditions de leurs ancêtres du côté iranien, habitant d’origine de la région depuis l'iIe millénaire avant notre re, ou des Turcs Ougouz, venus en Asie Centrale au IX siècle et qui ont constitue le noyau du peuple turkmène. Ces deux origines ont dû vraisemblablement se confondre. En tout cas, on peut suivre dans les tapis à point noue turkmène, fabriques avant le debutdu Xxe siècle, deux traditions distinctes, correspondant à deux groupes tribaux très anciens : les Salor et les Tchooudor. Cette distinction est surtout sensible dans la gamme des coloris employes. Un fond rouge est caractéristique des tapis tribaux du groupe salor, un fond couleur aubergine de ceux de groupe tchooudor. Il est tout à fait possible que les deux types de noeuds, le noeud symétrique et le noeud asymétrique, soient aussi le fait de deux traditions différentes.
Le mode de vie ferme des peuples d’Asie Centrale a favorisé l’apparition et la fixation des traits spécifiques de chaque groupe ethnique dans l’esthétique et les techniques de fabrication des tapis. Ses caractéristiques se retrouvent de la manière la plus frappante chez les peuples qui ont conservé leur isolement jusqu’au XXe siècle. C’est précisément ce qui nous permet de parler aujourd’hui des tapis kirghizes, kazakhs, Karakalpak, ouzbek, beloudj et turkmènes. On a coutume de subdiviser les tapis turkmènes à point noué à cinq grands groupes correspondant à des tribus : les « salor », les « saryk », les « tekes », les « youmoud », et les « ersari ». Mais si les termes de « salor », « saryk », s’appliquent à la production propre des tribus du même nom, il n’en va pas de même pour les « tekes », les « youmoud », et les « ersari » . Au groupe Ersari, en effet se rattache un rassemblement ethnique complexe qui comprend les restes d’une population autochtone et une population turkmène implantée plus tardivement. Les tribus et les peuples établis dans la région du cours moyen de l’Amou-Daria ( Ersari, Sakar, Salor, Kyzyl-Ayak, Olam, Karkyn et beaucoup d’autres) se sont rapproché du fait d’une aire territoriale commune et de leurs intérêts économiques et politiques.
Depuis le XVIIIe siècle probablement la confection des tapis par ces tribus s’est developpe dans des directions communes et, a, en particulier, acquit un caractère commercial. Dans le groupe ersari, on distingue, là où c’est possible, des sous-groupes : « kyzyl ayak», « arabtchi» etc. Les difficultés économiques et les querelles politiques ont obligent beaucoup de petites tribus à se joindre à des tribus puissantes comme les tékés et les Yomoud. On observe des éléments d’origine nettement étrangère dans la production de tapis de ces groupes et une grande variété dans les décors et les techniques utilisées.
Encore tout récemment, l’attribution des tapis d’Asie Centrale a l’un ou l’autre peuple où tribu était sujette à de nombreuses inexactitudes. Dans les ouvrages consacrés aux tapis, en particulier dans ceux destine au grand public, on continue à employer largement les termes se « pende », « Bachir », « Boukhara », etc. Parfois, comme c’est le cas pour « pende » et « Bachir », les tapis ont été nommé d’après leurs lieux d’origine. Le nom peut également désigner le marche où ils étaient écoulés, comme par exemple, « Boukhara ». Depuis des temps immémoriaux, Boukhara était le plus grand centre de vente de tapis, bien qu’on ne connaisse pas de tissage propre à la ville elle-même ou à ses environs immédiats. Il est arrivé que des revendeurs de tapis sèment volontairement la confusion dans la dénomination, afin de cacher la source de provenance de leurs marchandises. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle de nombreux tapis ouzbek sont attribué aux Karakalpaks. Cette question reste peu claire jusqu'à présent.
On a aussi coutume de classer les tapis d’Asie Centrale d’après leur fonction. Les grands tapis de sol, fabriques partout, s’appellent « Khaly », chez les Turkmènes, « ghilim » ou « ghilam » chez les Ouzbek et bien d’autres peuples turcs. Les Turkmènes, les kirghizes et les Ouzbek de la tribu tourkman, (habitant la région de Nourata, Ouzbékistan) les confectionnent en général d’un seul tenant. Les Kazakhs, les Karakalpaks et les Ouzbek des autres régions assemblaient des bandes étroites exécutées selon des techniques combinées. En outre, chez tous les Ouzbek, il existait un type de tapis de sol et composés d’éléments assemblés les unes aux autres, les « djoulkhyrs ». Chez les kirghizes la confectiondes tapis de sol est apparue plus tardivement, au XIXe siècle et même, probablement dans sa seconde moitié, ainsi qu’en témoignent les particularités de l’ornementation et des procedes utilise. Les plus intéressants tapis kirghiz sont ceux de la tribu khydyrcha. Souvent exécute d’après un modele donne, les tapis de sol kirghizes atteignaient de très grande dimension, jusqu’à plusieurs dizaines de mètres. Les femmes qui les fabriquaient les appelaient « Sarai ghilim » ce qui signifie « tapis de palais ».
Les nomades nouaient aussi une quantité de tapis dans un but utilitaire pour la vie quotidienne. C’est chez les turkmènes qu’on trouve la plus grande variété. Ils décoraient somptueusement l’entree de leur habitation d’un « ensi », sorte de portiere spécialement tissée a cet effet et orné de manière particulière. Beaucoup de ses motifs jouaient le rôle de gardien du foyer et devaient préserver la yourte des forces maléfiques. On trouve un rideau du même type chez les kirghizes, sous le nom d’ « Echik tych ». Les Turkemenes confectionnaient pour le seuil de leur habitation un lambrequin dit « kapounnok » et un petit tapis appele « ghermetch ». Tous les peuples d’Asie Centrale et du Kazakhistan faisaient grand usage de sacs muraux aux formes et aux dimensions variées pour y ranger vêtements et ustensile. En Asie Centrale , la confection des tapis était exclusivement réservée aux femmes. Cet art se transmettait de mere en fille et, en même temps que la pratique de la filature et du tissage, la mere communiquait à sa fille sa conception du Beau, ses compositions, ses ornements et ses couleurs préférées. L’art du tapis était très pris. Les tisserandes les plus douées faisaient l’objet de récits légendaires dont certains nous sont parvenus. Les plus belles pièces étaient soigneusement conservées et se transmettaient de génération en génération, même si elles avaient déjà exécuté par une autre tribu ou un autre peuple. C’est précisément ce qui a permis aux Turkmènes de garder le plus beau patrimoine de leur peuple, les oeuvres des Salor qui ont cessé de produire des tapis au début du XIXe siècle.
Les petites filles commençaient à se familiariser avec l’art du tapis entre sept et neuf ans. Elles apprenaient d’abord à filer. Peu à peu elles acquéraient la maitrise de tous les procédés techniques et finissaient par le plus complexe : la teinture. Tous ces travaux étaient si pénibles, si épuisants, ils exigeaient une telle force physique que c’est qu’au bout de vingt-cinq ans d’efforts qu’une femme atteignait la pleine possession de son art. Avec les années leurs forces déclinaient, leur vue baissait, mais les femmes plus âgées continuaient à participer à l’oeuvre commune.
Le choix d’instruments que les tisserands avaient à leur disposition était des plus réduits : un métier à tisser, un couteau, des ciseaux, un peigne pour tasser la trame, un cordon pour protéger la trame et des élargisseurs de chaine. Le métier ratissé était en général très simple et celui des nomades était tellement primitif qu’il est difficile d’imaginer qu’ils aient pu s’en servir pour créer des tapis aussi bien proportionnes et irréprochables sur le plan technique. Ce métier comportait deux barres parallèles fixées au sol, sur lesquelles on tendait à chaine comme sur un cadre. Chez les Turkmènes ces barres avaient la forme de parallélépipèdes. Les ensouples étaient enduites d’argile pour maintenir les fils de chaine dans un ordre détermine. Les Kirghizes de la vallée de Ferghana et les Ouzbek de la région de Samarcande fabriquaient leurs métiers avec une certaine négligence, en utilisant des matériaux occasionnels, ce qu’il s’est ressenti, bien sur, sur la qualité de leurs tapis. Mais malgre le caractere extremement primitif, les metiers satisfaisaient une exigence bien precise : ils etaient aisement transportables. En cas de déplacement du campement, la chaine était enroulée avec la partie déjà tissée du tapis sur les traverses du métier, si bien qu’on obtenait un rouleau bien compact.
Dans les régions où l’art du tapis était particulièrement developpe, on consacrait tant de temps au nouage qu’au moment où la jeune fille commençait à travailler seule, elle se souvenait pratiquement de tous les ornements qu’elle avait eu l’occasion de voir et pouvait les reproduire de mémoire. Parfois on utilisait comme modele un tapis bien apprécie. On sait de source sure que certaines femmes possédaient des sortes de petits albums contenant des fragments de vieux tapis. Mais en tout cas , qu’il s’agisse de copier ou de reproduire un dessin de mémoire, la confection des tapis demeure une activite créatrice et il est impossible de trouver deux tapis anciens absolument identiques ( exception faite de ceux tisse par paires). Mais vu cette facilite avec laquelle les femmes reproduisaient n’importe quel ornement qui leur avait plu, les spécialistes se trouvent confrontes à de sérieuses difficultés lorsqu’il s’agit d’attribuer certaines pièces à telle ou telle tribu ou lorsqu’il faut les dater. Un ornement propre à une tribu donnée peut assez souvent figurer sur les tapis d’autres tribus ou peuples. À la fin du XIX siècle, on trouve dans l’ornementation du champ central des petits formats un certain nombre d’éléments caractéristiques de leur époque à cote de motifs plus archaïque. Mais les bordures d’encadrement de ces tapis comme leurs bordures complémentaires gardent davantage la spécifiste de chaque tribu.
Contrairement au tissage proprement dit, la technique du nouage offre peu de variante dans le croisement des fils. En Asie Centrale on connaît le nouage sur un ou deux fils de chaine. Le tapis au point noué est fait d’un tissage à fils entrecroises. Entre les fils de trame horizontales on exécute des rangées de noeuds fixes à une paire de fils de chaine. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle les Ouzbeks et les Karakalpaks se sont mis à utiliser du coton pour la chaine.
La densité des noeuds et la hauteur du velours dépendaient de l’utilisation à laquelle les tapis étaient destinés ainsi que du degré d’habiliter des tisserandes. La densité des tapis de sol ne dépassait pas en général, 2500 noeuds au décimètre caré avec un velours de 3-4 millimètres de hauteur. Chez les Turkmènes, la densité est habituellement de 1000 à 3000 noeud au décimètre carre avec un velours de 5-6 millimètres. Chez les autres peuples, celle-ci ne dépassait pas 1000 noeuds et la hauteur de velours était plus de 5 Mm. Pour les petits formats, là où le velours n’a pas besoin d’être haut, la densité est beaucoup plus élevée. Le tissage de ces petits tapis demandait nettement moins de temps, c’est pourquoi les tisserandes les fabriquaient avec plus de soin et les décoraient de motifs compliqués nécessitant une grande densité.
Chez les kirghizes, les Ouzbek et les Karakalpak, la quantité de noeuds atteignait 2500 au décimètre carré. La densité des sacs muraux et des « asmaldyk » turkmènes était, en général, de plus de 3000. On connaît un groupe de sacs « tomba », d’origine teke, ayant une densité moyenne de plus de 5000 noeuds et même pour certains exemplaires, jusqu’à 10000. Outre la laine, on utilisait largement en Asie centrale la soie et le coton pour les fils formant le velours. La soie était le plus souvent colorée en rose ou framboise, plus rarement en bleu pâle ou jaune. Le coton était blanchi. Le brillant de la soie oppose au coton mat rehaussait la splendeur des tapis.
Dans la gamme des coloris employée en l’Asie Centrale, le rouge occupe partout une place prépondérante aussi bien sur les tapis de petit format que sur les tapis de sol. Seus font exception à cette règle quelques « asmaldyk » youmoud, ersari ainsi que des « namazlyk » et des tapis de sol kirghizes. La prédominance du blanc, du bleu fonce et du bleu clair dans les deux derniers cas cite et un phénomène tardif qui ne correspond pas a la tradition en usage chez ces peuples. L’impression d’une couleur rouge dominante était obtenue grâce au champ central du tapis et à certains motifs de l’ornementation.
Ce constat dans le choix du coloris s’explique à plusieurs niveaux. En l’Asie Centrale, comme dans beaucoup d’autres contrées, le rouge était le symbole du soleil, de la vie, de la prospérité. La place de choix accordée à cette couleur correspond aux notions d’esthétique de ces peuples. Mais on est en droit de penser qu’il y avait aussi des raisons de caractère purement utilitaire. Les tisserandes n’avaient pas beaucoup de teintes à leur disposition : les couleurs naturelles de la laine ( blanc et marron) et les couleurs obtenues grâce aux colorants naturels ( jaune, orange, rouge de toutes nuances, bleu fonce, bleu clair, vert) . Le blanc et le jaune étaient trop salissants, le marron trop sombre, quant au bleu clair, au bleu fonce et au vert, on ne pouvait les obtenir qu’à l’aide d’un colorant d’importation très onéreux, l’indigo. Les tisserandes ne savaient pas s’en servir, et pour ces couleurs, elles achetaient de la laine déjà teinte ou portaient leur laine en ville a un maitre teinturier. Il restait le rouge, qu’on obtenait grâce à une plante locale, la garance. Selon l’âge de plante, sa racine donnait toutes sortes de nuances, de teintes très pales à la couleur aubergine.
Tous les peuples d’ Asie Centrale entouraient certains éléments du décor d’une ligne foncée. Les teintes claires ( jaune, Orange, bleu clair et blanc) servaient à remplir les détails du motif, L’emploi d’au moins deux ou trois nuances de rouge était fréquent chez tous les peuples et même obligatoire chez les Turkmènes. Sur un fond général sombre, on utilisait des tons clairs pour les éléments d’ornementation. Sur un fond clair, au contraire les motifs faits avec du rouge sombre ou du violet-aubergine. Ce système de répartition de la couleur était naturel étant donné que la construction du décor se faisait d’après le principe du contour linéaire, commun à tous les tapis d’Asie Centrale. En tissant des éléments décoratifs identiques dans des tons différents, les tisserandes obtenaient une impression de richesse chromatique, même si leur gamme était réduite à 5-10 teintes. L’introduction de la couleur du fond dans les lignes de contour de l’ornement du champ central et des bordures donne au tapis d’Asie Centrale un attrait rare et un certain mystère. Grâce à cette technique, le dessin semble « flotter », avancer : cette impression s’accentue encore lorsque ses éléments sont colorés en diagonale, procédé qu’affectionnent les tisserandes turkmènes.